Ludovic Halévy, notes et souvenirs de mai à décembre 1871
Dans la lettre mensuelle de novembre dernier,
Ludovic Halévy, le célèbre librettiste de Carmen et des opéras-bouffe
d’Offenbach nous a livré ses impressions sur le début de la guerre de
1870-1871. Dans un ouvrage publié en 1888, Notes et souvenirs de mai à
décembre 1871, il rappelle à la demande d’un ami ses souvenirs sur
l’épisode malheureux de la Commune qui a vu s’opposer ceux que l’on
appelait les Versaillais, soit le gouvernement dirigé par Adolphe
Thiers, au peuple parisien insurgé, car il craignait le rétablissement
de la monarchie en France par une assemblée dominée par les
monarchistes.
Qu’en est-il de la famille impériale ? Reprenant un article du
Times, Ludovic Halévy décrit le voyage de Napoléon III, prisonnier en
Allemagne, jusqu’en Angleterre :
«
Le dimanche 19 mars, à six
heures, pendant que M. Thiers abandonnait Paris, en emmenant avec lui
tout le gouvernement, l’Empereur partait de Wilhelmshohe, escorté par
une garde d’honneur allemande… qui l’accompagne jusqu’à la frontière.
L’empereur est reçu là par un aide de camp du roi des Belges, traverse
toute la Belgique dans le train royal et s’embarque sur Le comte de
Flandre, le yacht à vapeur du roi des Belges. A Douvres, une foule
énorme attendait et les Anglais font à l’empereur une réception
enthousiaste. Applaudissements sur applaudissements éclatent au milieu
de la multitude assemblée ; l’Empereur sourit et salue ».
Napoléon III, exilé en Angleterre
Le 21 mars, le Times écrit un long article sur le début de la Commune,
qui commence ainsi : « La guerre est déclarée entre Paris et
Versailles, entre le drapeau rouge et le drapeau tricolore. La Commune
est soulevée contre l’Assemblée. Il y a, entre les deux adversaires,
une question de force aussi bien qu’une question de droit, et c’est la
solution de la première qui décidera des mérites de la seconde ».
Ludovic Halévy resté pendant le début de l’insurrection du côté
versaillais n’a pu décrire les barricades. Mais il constate les
conséquences de la guerre civile. Le lundi 22 mai 1871, il insère dans
son ouvrage la dépêche de Thiers publiée la veille : «
La
porte de Saint-Cloud vient de s’abattre sous le feu de nos canons. Le
général Douai s’y est précipité et il entre en ce moment dans Paris
avec ses troupes… »
C’est le début de la répression. Des prisonniers sont emmenés en convoi à Versailles.
L'incendie de l'Hotel de Ville en 1871
23 mai : « En tête, une vingtaine de femmes ; démarche assurée, regard
ferme, un air d’orgueil et de crânerie… les hommes derrière, marchant
deux par deux, tenant chacun par la main une longue corde et maintenus
étroitement serrés par deux files de cavaliers, le revolver au poing…
Puis encore des femmes… Encore un enfant dans les bras d’une de ces
femmes…tout petit celui-là… Il crie… Sa mère le regarde… Elle a l’air
de lui dire : ‘ Tu auras à téter quand nous serons arrivés… Ici je ne
peux pas.C’est navrant ! On n’aurait pas dû faire venir cette femme à
pied, de Paris, avec cet enfant. »
Louise Michel avec les prisonniers de la Commune, emmenés à Versailles
Prisonniers de la Commune, dans l'Orangerie de Versailles
Mercredi 24 mai : « Sept heures un quart du matin. Premier coup de
canon. La bataille recommence. L’insurrection, hier soir, n’avait plus
que le Louvre, les Tuileries, l’Hôtel de Ville, la Banque, la
Bibliothèque Nationale, la Bourse…Rien que cela ».
Fin mai, Ludovic Halévy entre dans Paris et constate : « Nous prenons
la rue Montmartre ; grand rassemblement près des Halles, à la pointe
Saint-Eustache ; un obus du Père-Lachaise vient de tomber là, il y a
cinq minutes, mais il n’a pas éclaté et n’a fait aucun mal…Nous voici
devant l’Hôtel de Ville…Quelle effrayante et admirable ruine ! On ne
devrait pas toucher à ces murs déchiquetés et calcinés par l’incendie.
On devrait les laisser là, toujours, en plein cœur de Paris, comme une
éternelle leçon, en témoignage de nos fautes, de nos discordes, de nos
folies. A l’intérieur, les grandes charpentes brûlent et fument encore.
Tout autour de la place, de grandes barricades effondrées, éventrées.
Une clôture de planches entourait l’Hôtel de Ville ; sur une de ces
planches se trouvait une affiche trouée et rongée par le feu. C’est la
dernière proclamation de la Commune… Avec des soins infinis – rien
n’arrête un collectionneur – je réussis à détacher cette affiche, et je
l’emporte, en souvenir de cette tragique promenade ».
Les ruines de l'Hôtel de Ville de Paris
Le 9 juin, Ludovic Halévy se trouve devant l’église Notre-Dame des
Victoires et rencontre un témoin de l’occupation de l’église par les
insurgés. Ce témoin raconte : « Nous étions une caserne. Tout un
bataillon de Belleville est venu s’installer ici avec armes et bagages.
Ils ont réquisitionné des matelas dans le voisinage et l’église est
devenue un grand dortoir d’insurgés. Tant qu’il n’y a eu que des
hommes, ça pouvait encore se tolérer ; mais voilà qu’au bout de huit
jours, ils se sont ennuyés d’être là tout seuls, sans femmes…Alors l’un
après l’autre, ils ont fait venir leurs dames, légitimes ou non… Ils
faisaient l’exercice dans l’église, et la cuisine, et autre chose, et
tout enfin…»
Avec l’avènement de la Commune, les églises deviennent le lieu privilégié des réunions politiques
Dimanche 2 juillet 1871 : jour de vote pour compléter la députation de
Paris (22 députés à élire) : « Voici la rencontre de l’électeur
riche et de l’électeur pauvre. Le millionnaire descend de son coupé,
devant la porte de sa section, au milieu des distributeurs de
bulletins, et se heurte au vagabond. Le premier prend le bulletin bleu
; le second le bulletin rouge. Ils entrent tous deux. Le millionnaire
regarde les loques du déguenillé : « Quand on pense, se dit-il, que
cela vote, que cela vote…comme moi ! » Le déguenillé se dit : « Je te
vaux aujourd’hui, et, bientôt, grâce à cette petite boîte de bois blanc
(l’urne), ce sera tous les jours, mon jour ! »
Sans partager les idées de la Commune, Ludovic Halévy est néanmoins un
témoin objectif des événements et ne cache pas son émotion devant des
drames individuels affligeant femmes et enfants.