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es Sucyciens de ce
temps vivaient au même rythme que leurs concitoyens des autres communes de la
République. Tout autant qu’eux, ils se trouvaient soumis aux pressions des médias[1]
qui façonnaient l’opinion publique. Depuis la chute rapide et inattendue de
l'empire russo-soviétique en 1989, ils avaient pris conscience de l'instabilité
d'un monde dont leur pays ne pouvait se désolidariser. Comme presque tous les
Français, ils n'osaient pas réaliser à quel point il était devenu quasiment
impossible de régler, à l'intérieur de la société française, des questions
laissées trop longtemps sans solution.
A tout cela, ils
réagissaient selon leurs tempéraments, leurs formations, leurs situations
sociales, leurs intérêts, leurs origines, leurs convictions...Quand on leur
demandait indirectement un avis par le suffrage universel, ils se revélaient
d’opinions très partagées. Ceux de droite, plus ou moins conservateurs, et ceux
de gauche, plus ou moins progressistes, s’équilibraient. Avec quand même à Sucy
un léger avantage pour les premiers.
Cette stabilité du
corps électoral, observée durant la quarantaine d’années ayant précédé la fin
du siècle, se retrouvait dans la gestion municipale. En 2001 Jean-Marie
Poirier, maire de Sucy depuis 1964, avait été réélu pour un huitième mandat de
six ans par un peu plus de la moitié des votants.
« On est bien à Sucy ! » C’est du moins ce qu’avait fait dire, à un
chauffeur de taxi sucycien, le rédacteur d'un article paru dans le Sucy Info
d'octobre 1997. Il n'y a aucune raison de mettre en doute l'exactitude de cette
réflexion qui émanait d'un homme en contacts journaliers avec la population.
Cette satisfaction
était-elle unanimement partagée ? Disons qu'elle l’était très majoritairement.
En cette dernière année du XXe siècle, qui était aussi celle
précédant les élections municipales d'avril 2001, on avait évidemment remué par
mal de sujets qui fâchent. Mais au fond tout le monde était à peu près
d'accord, au moins sur les grandes options. Il n'est que de citer les titres
des listes en présence : Sucy ma ville, Sucy Liberté, Sucy pour tous, Ensemble
pour Sucy. Il n'en était aucune qui ne remît en cause ce qui faisait le
charme de l'existence à Sucy : en vrac, le calme, la verdure, l'équilibre d'une
société où l'aisance n'écrasait pas le besoin, la solidarité et la variété des
liens associatifs, la liberté des grands espaces forestiers, des écoles
accueillantes où l'on apprenait bien, le maintien vaille que vaille d'un
commerce de proximité, des rues propres et entretenues, des transports en
commun rapides, fréquents et diversifiés, l'accès facile aux grandes voies de
communication. A quelques nuances près, la question essentielle posée aux
électeurs était de savoir à qui ils confieraient la sauvegarde de cette
miraculeuse harmonie réalisée entre la tentaculaire agglomération parisienne et
une commune suburbaine à vocation agricole, devenue avec le temps une belle
cité résidentielle.
Était-on vraiment
conscient, à ce moment de l’histoire, de ce qui pourrait troubler une telle
réussite locale ? Deux ans avant les élections municipales de 2001, présentant
publiquement ses vœux à 1 200 habitants réunis à la salle des fêtes, le
maire avait abordé les problèmes de la sécurité[2].
Différents incidents graves étaient venus ultérieurement confirmer ses
craintes. En cette matière, Sucy n’était pas un cas particulier. Depuis la fin
des années soixante, une politique municipale assez prévoyante, notamment en
matière immobilière et dans l’attribution des appartements locatifs, en avait
même protégé quelque temps la ville. Ce n’était pas le cas ailleurs, et même
dans des lieux très proches. Mais il apparaissait évident, pour beaucoup de
Sucyciens de bon sens, que ce barrage, déjà entamé, ne tiendrait plus très
longtemps.
Un autre danger, de
moindre conséquence, menaçait également Sucy. La commune elle-même, en tant
qu'entité administrative sur les limites que lui avait léguées l'histoire,
aurait-elle un avenir ? Certains en doutaient. Ce qu’ils craignaient — on ne
savait pas encore s’ils avaient tort ou raison — c'était la décision prise
par la majorité du Conseil municipal de faire entrer leur commune dans un
établissement public de coopération intercommunale (EPCI). Il s'agissait à ce
moment de la nouvelle communauté d'agglomération, dite du Haut Val-de-Marne
à l’intérieur de laquelle on envisageait de regrouper les communes de Boissy,
Noiseau, Ormesson, Chennevières, Le-Plessis-Trévise, La Queue et Sucy, pour
former un ensemble homogène d'environ 100 000 habitants.
Pour justifier le
transfert de compétences que cette décision allait entraîner, le maire s'était
appuyé sur l'exemple de deux villes jumelées avec Sucy[3].
Il s'agissait de l'allemande Bietigheim et de l'anglaise Camberley qui
totalisaient respectivement, à la fin des années soixante, 25 000 et
30 000 habitants. Depuis, ces villes s’étaient associées avec des communes
voisines. L'une, devenue Bietigheim-Bissingen était forte à ce moment de 50 000
habitants. L'autre avait perdu au moins son nom en se fondant dans une
communauté de 80 000 personnes dénommée Surrey-Heath. « Ont-elles
pour autant perdu leur âme et arrêté de prospérer ? » avait demandé
le maire à ceux qui croyaient pouvoir s’alarmer de cette évolution que d’autres
prétendaient inéluctable et même souhaitable.
La Communauté
européenne, dont un peu plus d’un électeur sucycien sur deux avaient approuvé
en septembre 1992 une nouvelle et déterminante extension de ses prérogatives,
n’avait pas été sans soulever d’autres sujets, d’inquiétude pour les uns comme
d’espoir pour les autres. Le Franc était condamné. Vers la fin du siècle, les
journaux publiaient déjà en Euros les cours des actions cotées en
bourse. Cela demeurait pour le moment abstrait. Pourtant les Sucyciens avaient
commencé à recevoir des comptes bancaires sur lesquels cette monnaie hybride
cohabitait avec la vieille monnaie française, symbole séculaire de
l’indépendance nationale. Dans les grandes surfaces où ils s’approvisionnaient,
on pratiquait le double étiquetage. Les journaux se transformaient en
pédagogues du calcul mental. Qu’ils fussent confiants dans la réussite de la
nouvelle union monétaire ou résignés à subir de gros changements dans leurs
habitudes, pressés les uns de jouer bientôt avec de nouveaux billets de banque,
les autres angoissés par la future perte de leurs références mentales, tous
attendaient avec curiosité ou anxiété le jour fatidique du 1er janvier
2002.
Et pourtant !
Il n’était pas tellement éloigné ce jour du 12 avril 1996 où Jean-Marie Poirier
avait tenu à épingler symboliquement l'étoile de la Légion d’Honneur — la plus
haute et la plus prestigieuse décoration française — sur la poitrine d'un
nouveau centenaire[4].
Quatre-vingts années plus tôt, Marcel Valette se battait à Verdun. Engagé en
1915, alors qu’il n’avait que dix-huit ans, il avait été démobilisé en 1919
avec deux citations ainsi que des étoiles de bronze et d'argent sur sa Croix de
guerre.
En décorant le
dernier " Poilu " résidant dans sa Commune[5],
c’était tous les Sucyciens ayant répondu à l’appel de leur pays au cours du XXe
siècle que le premier magistrat de Sucy avait voulu honorer. Pour tous ceux-là,
il s’était agi, au péril de leur vie, de défendre en 1914 le territoire
français et de récupérer des provinces perdues après la sévère défaite de
1871 ; de résister à l’invasion étrangère puis de libérer le Pays entre
1939 et 1945 ; enfin et accessoirement de protéger jusqu’à 1962 des
territoires incorporés à la République ou s’étant unis à elle. On demeurait
assez fier de ce qui avait été sauvé. Quant à ce qu’il adviendrait du reste...
Ainsi
vivait Sucy ...
Tête de cheval en terre cuite, placée au dessus de l’écurie
de la Haute Maison. L’auteur s’est manifestement inspiré des fameux « Chevaux
du Soleil », bas-relief sculpté au XVIIIe par Robert Le
Lorrain sur le fronton des écuries de l’Hôtel de Rohan, dans le quartier
parisien du Marais
[1] Ce terme qui vient de l’anglo-américain « Mass
Media »a été introduit en France dans les années soixante pour
désigner l’ensemble des moyens de diffusion de masse, que ce soit sous des
formes écrites, sonores ou visuelles.
[2] AM, Sucy Info, n°
177, février 1999, page 6.
[3] AM, Sucy Info, n° 185, avril 2000.
[4] AM, Sucy Info, n° 164, juin 1996.
[5] « Poilu » était le surnom donné entre
1914 et 1918 à tous les soldats mobilisés. 1 315 000, soit 16,5% n’en
étaient pas revenus. 2 800 000 avaient été blessé, parmi lesquels
600 000 invalides et 60 000 amputés. Ce n’était qu’en 1963 que ce
rescapé s'était installé à Sucy avec son épouse Lucienne. Elle l’avait connu
avant son départ pour l’armée. Elle était du même âge que lui. Ils se
trouvaient encore ensemble pour partager cet émouvant instant.