Société Historique

et Archéologique

de Sucy-en-Brie

 

Un Curé missionnaire à Sucy-en-Brie

LE CHANOINE EDOUARD WEISS

(1922-1954)

Par Georges CARROT

SOCIÉTÉ HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE DE SUCY-EN-BRIE

 

Étude publiée dans CLIO 94

Bulletin du Comité de liaison des sociétés d’histoire et d’archéologie du Val-de-Marne

La vie religieuse dans le Sud-Est Parisien

N° 24, 2006

 

 

À 15 km seulement de Paris, et tandis que la Grande Guerre de 1914 entrait déjà dans le souvenir, la commune de Sucy-en-Brie pouvait être qualifiée de gros bourg agricole. L’industrie n’était qu’à ses débuts, et seulement sur la plaine marécageuse située entre Marne et Seine. Là où finissait la vraie banlieue parisienne et commençait la Seine-et-Oise.

Depuis la fin du XIXe siècle, beaucoup de Parisiens fortunés y avaient construit de pavillons assez cossus dans les parcs de deux châteaux prestigieux et sur les pentes bien ensoleillées montant vers le plateau briard. Pourtant un nouveau mouvement migratoire s’était déjà amorcé et l’on pressentait qu’il ne pourrait que s’amplifier au cours des années à venir. On devinait aussi qu’il ne s’agirait plus désormais de la même population bien pensante d’avant-guerre. Il s’agissait maintenant d’ouvriers ou d’employés déracinés n’ayant pas les moyens de se loger décemment dans Paris ou ses environs immédiats.

Jusque là, Sucy pouvait être considérée comme une paroisse assez ordinaire. Si tous les habitants n’allaient pas régulièrement à la messe, presque tous étaient des catholiques, du moins de tradition. Le contrôle social propre aux petites communautés y soutenait un conformisme généralement respectueux des règles de la religion. Les changements démographiques en cours ne risquaient-ils pas de modifier cette apparente unanimité ?

Le curé Octave Hautefeuille était en charge de la paroisse depuis 1904. Atteint dans sa santé, il avait demandé en 1919 à être remplacé[1]. Moins de trois ans plus tard, son successeur, l’abbé Pillet avait dû quitter à son tour Sucy, C’est l’abbé Édouard Weiss qui reçoit en 1922 la charge d’une paroisse en pleine évolution sociale.

 

 LA FORTE PERSONNALITÉ D’ÉDOUARD WEISS

De famille alsacienne, né le 4 juin 1883 à Bitschwiller-bei-Thann (actuellement dans le Haut-Rhin mais à ce moment terre d’Empire), Édouard Weiss n’a pas encore quarante ans quand il arrive à Sucy. Pourtant un certain nombre d’événements, vécus dans son adolescence et au cours de sa vie de prêtre, l’ont profondément marqué.

Après 1870, son grand-père Thiébaud Weiss avait officiellement déclaré vouloir garder la nationalité française. Mais pour rester en Alsace, il avait dû accepter que son patronyme se germanisât en « Weiss ». Par la suite, ses deux fils décidèrent de partir au Brésil avec leurs familles. C’est à Sao Paulo, dans une cité exotique peu comparable avec la mégapole actuelle, qu’Édouard Weiss et son frère cadet Louis vécurent le temps de leur enfance. C’est dans ce pays, qui était traité à cette époque comme une terre de mission, qu’ils reçurent une solide instruction religieuse sur laquelle se greffèrent deux jeunes vocations naissantes.

De retour en France, c’est tout naturellement qu’ils obtiennent de continuer leurs études en internat à Dax chez les Lazaristes qui se font appeler depuis 1625, date de leur création par saint Vincent de Paul, les « prêtres de la Mission ». Son frère Louis étant prématurément disparu vers 1902-1903, Édouard décide de se rapprocher de ses parents installés à Saint-Denis et d’entrer au Grand Séminaire de Versailles. Ordonné prêtre en 1907, il commence sa carrière sacerdotale en tant que vicaire à Enghien, en Seine-et-Oise.

Puis la Grande Guerre est venu le chercher pour un autre apostolat. Engagé volontaire sous le nom de Lefebvre[2], il a notamment servi entre 1915 et 1917 sur le front d’Orient. Il en est revenu indemne, avec toutefois une Croix de guerre et une citation élogieuse à l’ordre de la brigade[3]. Une telle expérience du combat et de la souffrance des soldats l’a certainement beaucoup marqué. Elle lui ouvrira par la suite de bons contacts avec les anciens combattants. Mais ce qu’il a surtout retenu, sans doute à travers quelques fâcheux exemples dont la machine militaire n’est pas avare, c’est la nécessité de se montrer compétent en toutes situations et quel que soit le poste de responsabilité où le sort nous a placé.

De tous les témoignages recueillis sur cette remarquable personnalité, l’analyse la plus intéressante est bien celle que nous en a faite son neveu Roger Bernard. Pour avoir résidé lui-même au presbytère avec la maman et la sœur d’Édouard Weiss, il a bien connu l’oncle ecclésiastique. Il le décrit en fonction de trois critères :

Homme d’Église d’abord, il accordait une grande place à la qualité de la liturgie et à la prédication. Très bon musicien et même compositeur à ses heures, il jouait de l’orgue lorsqu’il était vicaire pour accompagner les offices, et il interprétait à Sucy des morceaux de musique classique sur l’harmonium.

Homme d’Église essentiellement, mais aussi Homme de relation. En dépit d’une certaine rudesse - dont se souviennent encore tous ceux qui l’ont fréquenté – il avait à cœur « de connaître et de se faire connaître ». Ce n’était pas un homme à s’enfermer dans sa cure. Il arpentait au contraire tous les quartiers de la commune à la rencontre de ses habitants, qu’ils fussent pratiquants ou non. Son entrée en matière se voulait des plus directes. Il abordait ses interlocuteurs avec cette formule : « Je suis votre curé, j’existe et je suis venu pour que vous puissiez voir comment c’est fait un curé ! »

Ne pouvant fumer en public – ce qui était interdit aux prêtres par les directives épiscopales de l’époque - il avait seulement une tabatière et prisait. Le plus souvent, les personnes visitées lui offraient au moins un verre de vin blanc. C’était jadis une coutume. Bien que n’en consommant dans son ordinaire que très modérément, il eut été pour lui indélicat et maladroit de refuser. A la fin, cela finissait par faire beaucoup ... et on en a jasé un peu[4], mais selon son neveu bien à tort !...

Homme d’Église et homme de relation, Édouard Weiss n’était pas seulement un Constructeur — même s’il le fut aussi et spectaculairement — mais surtout un animateur, un créateur d’activités. Et c’est par là sans doute qu’il a le plus impressionné la population avec des dons tout à fait remarquables d’organisateur.

Toutes ces qualités exceptionnelles n’ont pas seulement été appréciées par ses paroissiens, les habitants de la commune et les édiles locaux. Elles étaient connues de la hiérarchie ecclésiastique. En 1932, le curé Weiss sera promu chanoine honoraire par le nouvel évêque de Versailles, Mgr Roland-Gosselin.

 

L’ACTIVITÉ D’UN CURÉ MISSIONNAIRE

La Société d’Éducation populaire

Dès son arrivée à Sucy, le nouveau curé cherche à se donner les moyens d’une action en profondeur. Pour ce faire, il crée le 25 juin 1924, la Société d’éducation populaire[5]. C’est une association conforme à la loi de 1901, dont le but est « l’éducation intellectuelle, morale, artistique et physique des jeunes gens et jeunes filles de Sucy-en-Brie ». Il est à noter que le mot religieux ne figure pas dans cette énumération d’objectifs. Par prudence légale ou par souci de ne pas heurter ? Monsieur le curé semble bien agir comme s’il se trouvait à Sucy en terre de mission

Il faut retenir aussi que cette société s’affiche comme populaire. C’est que son initiateur veut en faire la structure légale derrière laquelle s’abriteront des d’activités ouvertes à tous et aussi diverses que les cercles d’études, les centres de réunion ou de conférences, les chorales[6], les clubs de sport, etc... et même — un peu plus tard  — la  préparation militaire.

Sans tarder, il passe aux actes en acquérant, la même année 1924, un grand terrain agricole, assez plat pour être rapidement transformé en espace sportif. Il en augmentera deux ans plus tard la surface qui atteindra à ce moment un hectare d’un seul tenant Les jeunes du pays pourront désormais s’y exercer au football et au basket-ball, jouer au tennis, tirer à l’arc, ou quoi encore... En 1929, la société achète au centre du bourg, dans l’actuelle rue Guy Mocquet, une belle maison bourgeoise. Ce sera pendant plus de soixante années le centre dynamique de toutes les actions « missionnaires »d’Édouard Weiss

 

Le Bulletin paroissial

Celui-ci n’est pas un naïf. Il sait qu’il n’est pas suffisant de faire le bien,- il faut aussi le faire savoir ! Et plus encore, il faut le faire valoir et dans le sens qui convient, bien évidemment. Toutes ces activités, laïques par nature, se doivent donc de fonctionner en symbiose avec ce qui, dans l’esprit d’Édouard Weiss, est essentiel : à savoir l’extension de la foi, l’approfondissement de la vie religieuse, et le service de Dieu.

C’est ce qu’il attend surtout de la publication d’un« Bulletin paroissial ». Il n’y en avait pas encore. Le premier numéro sort en janvier 1924[7]. Il est financé par ses abonnés, mais aussi avec les encarts publicitaires souscrits par des commerçants et des industriels locaux.

Chaque Bulletin est construit selon une structure assez simple. La première page est consacrée au calendrier religieux : elle donne les dates des célébrations religieuses au cours des deux mois couverts par le bulletin. Les pages suivantes sont consacrées à l’actualité religieuse, nationale ou internationale. En dernière page, figure l’état religieux : la liste des baptêmes, mariages et sépultures des deux mois précédents. Le bulletin n’oublie pas de renseigner les lecteurs sur les activités de tous les groupes sportifs, culturels ou religieux de la paroisse. Sont annoncés également les programmes des activités musicales ou théâtrales à venir. Pendant quelque temps des pages ont été consacrées à l’histoire de la commune et de son église.

Monsieur le curé s’y réserve généralement les deuxièmes et troisièmes pages pour un éditorial sur des sujets d’actualité, écrit par lui-même en fort bonne langue et dans des termes très vigoureux. Un historien d’opinions, o combien différentes de celles de ce curé de combat, en a fait à notre avis une intéressante mais trop passionnée analyse[8]. Entre beaucoup d’autres propos, Édouard Weiss utilise son bulletin pour inciter les parents à ne pas négliger leurs devoirs d’éducateurs, particulièrement en ce qui concerne les lectures et les fréquentations de leurs enfants

 

Le constructeur d’églises

Comme tous les hommes d’action et de grands projets- Édouard Weiss est aussi un constructeur. L’église Saint-Martin, léguée par le Moyen-Âge, se révèle d’une part trop petite pour une population qui a triplé en l’espace d’une génération. D’autre part, elle se trouve trop éloignée des nouveaux quartiers du bas Sucy en continuelle expansion.

Parallèlement à la commune, que la loi oblige à financer de nombreux groupes scolaires, la paroisse se doit par nécessité d’ouvrir de nouveaux lieux du culte, ne serait-ce que pour ne pas dissocier le catéchisme de l’enseignement primaire.

En 1931, le curé passe aux actes. Et ce n'est certainement pas un hasard si le premier lieu choisi par lui parmi ceux lotis dans le parc du château du Grand-Val[9], se situe en parfaite continuité avec le futur groupe scolaire Jean-Jacques Rousseau. Ce faisant, il n’est pas sans avoir pensé aux futurs élèves de cette école laïque, que la municipalité a placée de surcroît sous le patronage d’un philosophe des nouvelles lumières. La proximité des deux bâtiments, leurs similitudes architecturales et la hauteur forcément supérieure du clocher devaient être à la fois un signe pour l’écolier chrétien et un rappel de ses devoirs envers Dieu.

Une souscription est lancée. Parmi les paroissiens qui y répondent, il y a surtout un couple de résidents aisés : M. et Mme Altmeyer. Ayant eu le grand malheur de perdre une fille prénommée « Jeanne de Chantal », ils proposent d’apporter au projet les 300 000 F[10] de la dot de leur défunte fille. Ils ne posent qu’une condition : que la chapelle soit dédiée à Sainte-Jeanne de Chantal. On est excusable de ne pas connaître cette Sainte fondatrice de l’ordre de la Visitation, canonisée en 1767. Mais à Sucy on ne saurait ignorer qu’elle est surtout la grand-mère de Marie de Rabutin-Chantal, plus connue sous le nom de marquise de Sévigné. Orpheline très jeune, la célèbre épistolière avait été recueillie vers 1630 par son oncle Coulanges, propriétaire du château de Montaleau[11].

Le projet ayant rapidement prospéré, l’évêque de Versailles bénit le dimanche 5 juin 1932 un assez grand et tout neuf bâtiment de 30 m de long sur 16 m de large. Au vrai, ce n’est quand même pas une œuvre d’art très originale. L’architecte s’est borné à construire avec les moyens de ce temps un bâtiment en briques roses, pierres meulières et agglomérés de ciment blanc imitant la pierre de taille. Le plan, avec son assez large nef centrale et ses deux bas-côtés se terminant sur un chevet semi circulaire, est du plus pur style néo roman, donc manquant de ce souffle, de cette inspiration qui transcendaient les constructeurs du moyen âge chrétien. On l’appelle encore de nos jours« Chapelle » ! Mais par son ampleur, sa décoration et son orgue, construit par la célèbre maison Cavaillé-Coll dont on peut encore de nos jours admirer la sonorité, c’est quand même une belle église.

La piété des habitants des bas terrains de Sucy se trouvait désormais satisfaite. Mais tout à l'opposé, sur le Plateau, les catholiques des nouveaux lotissements se plaignent à juste titre de leur isolement. Là encore, la générosité de la famille Altmeyer est mise à l'épreuve, mais à moindre coût. Grâce à eux et à beaucoup d’autres souscripteurs, une chapelle beaucoup plus simple et ressemblant plutôt à une salle de réunion préfabriquée qu'à un véritable lieu du culte[12], est construite sur les Hauts de la paroisse. Placée sous le patronage de Sainte Bernadette, elle est ouverte au culte en mars 1936.

L’animateur inlassable d’activités diverses

Créateur d’associations, bâtisseur d’églises, musicien talentueux, meneur au bon sens du terme, Édouard Weiss a-t-il eu une réelle influence sur la pratique religieuse dans sa paroisse ? Sur ce sujet, les bulletins paroissiaux n’informent que de manière incomplète. Quant aux archives paroissiales ou diocésaines, elles sont inexistantes ou difficilement consultables. Par exemple, on ne connaît pas le pourcentage d’enfants baptisés par rapport au nombre total des naissances. On n’a aucune idée sur l’âge du baptême. Il est difficile d’évaluer combien d’enfants allaient au catéchisme par rapport à l’ensemble de la population scolaire. On découvre tout au plus que la pratique religieuse élémentaire (première communion, communion solennelle) était plus forte chez les filles que chez les garçons[13]. Il est même impossible d’évaluer le degré de participation des adultes aux offices du temps ordinaire et à ceux des grandes fêtes.

En revanche, le Bulletin informe régulièrement ses lecteurs sur les activités des groupements religieux animés par le curé, ses vicaires et beaucoup de laïques dévoués. C’est sur eux que repose le fonctionnement régulier des mouvements de jeunes filles ou de dames, des cercles d’approfondissement d’adultes et des groupes très actifs de louveteaux,

Le Patronage

Pour ceux qui connurent le chanoine Weiss dans leur jeunesse, la seule référence à son nom évoque encore une sorte « d’âge d’or des patronages ». À la grande satisfaction des familles, un vicaire en avait la charge directe,, aussi bien les jeudis et dimanches après-midi pendant l’année scolaire, que tout au long des vacances. La devise était « Famille, Dieu, Patrie ».

Il y avait déjà un terrain de sport sur le Plateau. Un local est acquis en centre-ville, en l’occurrence l’ancienne salle de bal d’une auberge. Le patronage n’est pas une simple garderie. Les animations sont nombreuses. On ne fait pas que s’y distraire. Le local se prête à des représentations théâtrales pour 200 spectateurs. Une scène a été aménagée. Les loges sont à l’étage. Selon les œuvres jouées, dont certaines de grande qualité littéraire, les acteurs en sont les enfants, les jeunes gens ou les jeunes filles du patronage, mais aussi les scouts, le groupe lyrique des anciens, des adultes sympathisants, voire même anciens combattants. Des « artistes » locaux profitent des changements de décor pour se produire devant le rideau : numéros de bel canto, couplets de style chansonnier montmartrois, airs de chansons en vogue astucieusement modifiées pour brocarder les puissants du jour.

De 1920 à 1939, pas moins de 215 œuvres théâtrales ont été représentées à Sucy. Un contemporain d’Édouard Weiss, qui n’est pourtant pas un inconditionnel du personnage, a pu écrire récemment que « sans l’action de ce prêtre, des générations de jeunes et même d’adultes se seraient profondément morfondues à Sucy entre les deux guerres »[14]

Le catéchisme et l’enseignement religieux

Distraire, voire amuser, n’est pas pour autant, on le devine, son unique dessein. De cette action sociale, intelligente et discrètement encadrée, Monsieur le Curé entend bien tirer quelques profits. Cela lui permet surtout de pénétrer la population et de la mettre à même d’écouter avec bienveillance et — pourquoi pas — de mettre en pratique les paroles du pasteur de Dieu. Il en attend au moins une participation sans réticence des enfants au catéchisme. Pour un prêtre missionnaire tel que le fut si profondément Édouard Weiss, l’essentiel est d’ancrer solidement la foi dans les jeunes esprits.

C’est pourquoi le catéchisme est traité à Sucy avec le sérieux qu’il mérite, à raison de deux cours d’enseignement par semaine. Pas plus que dans les écoles laïques de ce temps — donc dans les patronages ou les activités sportives — la mixité n’est tolérée, sauf pour le « petit catéchisme » concernant les enfants de moins de neuf ans. Il y a aussi le « catéchisme de persévérance » dont le Bulletin rappelle sans cesse l’importance aux parents. Ce qui permet a contrario d’en déduire que ce perfectionnement dans la foi religieuse n’était peut-être pas aussi suivi que le curé l’eût souhaité.

C’est dans ce vivier que le curé recrute ses « enfants de chœur ». Donnant une grande place à la liturgie, il surveille particulièrement leur formation, notamment leur connaissance « par cœur » des réponses en latin, pour servir la messe et participer dignement aux offices. Il les réunit tous les jeudis soirs à cinq heures.

L’enseignement religieux n’est d’ailleurs pas réservé aux seuls enfants d’âge scolaire. Le curé Weiss s’intéresse beaucoup aux adultes, aux hommes comme aux femmes. Il leur prépare des occasions de parfaire leur foi en participant à des retraites, en assistant à des conférences, ou en se réunissant entre eux.

Le Cercle catholique

Le « Cercle catholique des hommes », dont la création est annoncée en novembre 1934 par le Bulletin paroissial, peut être considéré comme l’aboutissement de toute l’organisation patiemment mise en place depuis douze ans par Édouard Weiss. Il s’agit d’assurer au sommet de la communauté paroissiale l’entente et la cohésion au cours de réunions amicales dans les vastes locaux du patronage. Le cercle s’adresse à tous les hommes et à tous les jeunes gens de plus de 21 ans devenus « Anciens du patronage »".

Si des jeux et des lectures sont mises à la disposition des membres du cercle, les réunions peuvent être aussi l’occasion de rencontres plus sérieuses et de plus haut niveau intellectuel. Des séries de conférences sont organisées sur des sujets aussi sérieux et variés que la défense de la doctrine de l’Église ou « la doctrine catholique et la colonisation [15] ».

Les Missions

Toutes ces rencontres se trouvent multipliées et sublimées quand on se ménage la possibilité de les bloquer exceptionnellement sur une période un peu longue, avec un programme adapté et la collaboration de vrais professionnels. On appelait cela «la Mission paroissiale ». Entre 1933 et 1936, le curé Weiss n’en a organisé pas moins de trois. La première, en octobre 1933 à l’église Saint-Martin, est prêchée par les missionnaires diocésains de Paris. Elle s’adresse à tous, aux croyants comme aux incrédules, aux fervents comme aux non pratiquants : « Qui que vous soyez, venez à la Mission » proclame le Bulletin Paroissial.

Deux autres Missions suivront. D’abord l’année suivante au printemps 1934, pendant trois semaines et dans le cadre de la nouvelle église Sainte Jeanne de Chantal : Une inscription peinte dans le chœur en garde encore le souvenir. La dernière Mission est centrée en 1936 sur la chapelle Sainte Bernadette dont la construction vient de s’achever sur le Plateau. Le chanoine l’annonce « avec bonheur à tous ses chers paroissiens », et plus spécialement aux habitants des lotissements « à cette chère population, si longtemps déshéritée ».

La Bibliothèque

Parmi toutes les réalisations de ce pasteur prolifique, on ne peut enfin négliger la mise sur pied et le fonctionnement d’une « Bibliothèque paroissiale ». Elle a fini par rassembler au moins mille volumes. Ce qui était fort honorable pour une petite ville comme Sucy qui n’en aura pas d’autre avant 1964. Elle était ouverte à tous les publics moyennant un abonnement annuel modeste et une légère cotisation à chaque emprunt.

 

UN CURÉ DANS LA TOURMENTE

La Guerre

La guerre déclarée en 1939 va donner d'autres occasions au curé Weiss, devenu chanoine honoraire depuis 1932, de faire une nouvelle preuve de ses grandes qualités humaines.

Comme tout le monde, il organise le classique envoi de vêtements chauds aux membres du Cercle catholique qui ont été mobilisés sur tous les fronts ou dans les établissements militaires de l’armée française. Mais une originalité bien à lui est d’avoir prôné et institué des contacts épistolaires réguliers par l’intermédiaire d’une « Lettre de liaison ». Des correspondances croisées ont été ainsi échangées avec les soldats de Sucy Leur consultation est particulièrement précieuse pour tout historien de la « Drôle de guerre »[16].

Tout ceci s'interrompt brutalement en juin 1940. À ce moment, il n'y a plus de courrier, plus d'armée, plus de préfecture et même plus d’administration communale à Sucy.

 

L’intérim municipal en 1940

On est le vendredi 14 juin 1940. Les Allemands ne sont pas encore là. Mais les dernières troupes françaises ont quitté Sucy au cours de la nuit. À part un adjoint et trois conseillers, tous les membres du conseil municipal, y compris le maire, étaient mobilisés ou sont partis. Beaucoup d’habitants ont fait de même en abandonnant leurs maisons et leurs animaux. Mais 1500 Sucyciens ont résisté à la contagion de l’exode et beaucoup de réfugiés venus du nord n’ont pas eu le courage d’aller plus loin.

En l'absence d'autorité légale, il est impératif de s'organiser et de faire face aux besoins élémentaires d’une communauté en perdition. Il faut rassurer, prévenir les pillages, rassembler et distribuer l’alimentation disponible, regrouper le bétail, traire les vaches, attraper les nombreux chiens errants, etc. C’est pour y faire face que le second adjoint resté sur place rassemble à la mairie vingt-quatre citoyens de Sucy. Sur sa proposition, ceux-ci élisent un Comité de gestion. Le chanoine Weiss, qui lui n’a pas abandonné ses paroissiens dans la détresse, en fait tout naturellement partie[17].

On imagine ce qu’a pu réaliser, dans ces circonstances tragiques et auprès d’une population en plein désarroi, un prêtre de cette qualité. On sait seulement par les documents officiels qu’il a été chargé d'organiser à l’intention des réfugiés une infirmerie dans le pensionnat religieux de jeunes filles. Il a sans doute continué à œuvrer dans ce sens après le retour du maire le mardi 18 juin 1940, tout en reprenant le quotidien de ses activités pastorales.

 

L’Occupation et la Libération

Pendant l’occupation allemande, et même durant les années qui suivirent, l’existence était devenue difficile pour ses ouailles. Quels ont pu être ses sentiments profonds à l'égard des choix politiques à faire ou à rejeter, quand on était comme lui un responsable religieux vivant au sein d'une patrie blessée et sur un territoire occupé par une nation ennemie qu’il avait contribué à vaincre vingt deux ans plus tôt ? On ne peut rien affirmer. Mais en sa qualité d’ancien combattant, et pour avoir placé depuis quinze ans une partie de ses activités publiques sous la devise « Famille, Dieu, Patrie », pouvait-il lui-même se montrer plus adversaire d’une future constitution « garantissant les droits du Travail, de la Famille et de la Patrie », que ne l'avaient été en juillet 1940 les députés et sénateurs de la IIIe République ?

Certes la situation a évolué au cours des quatre années suivantes. Les gens et les esprits aussi. Mais en tant que prêtre et pasteur et sans prendre officiellement ou secrètement position, le chanoine Weiss ne pouvait et n’a pu rester insensible aux malheurs matériels ou moraux qu’il côtoyait journellement.

Sur ce point, il a eu de quoi s’occuper. D’abord les familles des prisonniers de guerre. Plus tard les parents des jeunes gens requis par le STO ou ayant pris le maquis. Enfin en 1944 les évacués des villes bombardées venus à Sucy se réfugier ou trouver un toit. Un curé a des devoirs d'état. Rien ne permet de dire que celui-là y a manqué.

Eut-il l'occasion d'aider inopinément des personnes que leurs nationalités ou leurs activités mettaient en danger ? C'est possible et même probable ! Tout en ne pouvant en rapporter la preuve, on est en droit de penser qu'il a eu surtout la modestie de ne pas se vanter de gestes ressortissant pour lui de la simple charité chrétienne.

L’après guerre

Lorsque la guerre prend fin le Chanoine Weiss est un homme de plus de soixante ans. Si sa silhouette mince n’a pas changé, ses cheveux ont blanchi. Dans cette paroisse dont la population va encore doubler, lui continue à soutenir, voire à développer, les nombreuses activités dont il avait été le créateur puis l’animateur incontesté depuis vingt-cinq ans.

En 1947, une nouvelle municipalité tente de réveiller les querelles religieuses du début du siècle. De par la loi de décembre 1905, elle est propriétaire, non seulement de l’église mais aussi du presbytère. Après en avoir pris légalement possession, la commune l'avait tout simplement loué à son ex-détenteur légitime, le curé de Sucy, avec un bail aussi long que modéré. Cela durait depuis quarante ans, lorsque les conseillers décident de ne pas renouveler le bail à son échéance. En attendant qu'une décision soit prise quant au devenir de cette propriété, le chanoine Weiss conserve la jouissance des lieux moyennant un loyer annuel de 105 F par mois

Grâce à la municipalité suivante, il a eu au contraire la satisfaction de mettre un terme définitif à cette situation ambiguë. En 1953 le beau bâtiment du presbytère et son parc boisé sont définitivement rachetés par l’Association diocésaine de Versailles, sous la seule condition de les maintenir à perpétuité dans leur destination actuelle de logement des ministres du culte, et de ne les rétrocéder en tout ou en partie à quiconque, sinon à la commune[18].

 

SON DÉPART MARQUE LA FIN D’UNE ÉPOQUE

Édouard Weiss a donc acquis le droit d’y terminer paisiblement son ministère,tout en parachevant les deux tomes de son Histoire de Sucy-en-Brie[19], que l’on réédite  actuellement.

Il n’abandonnera ce lieu sympathique qu’en février 1954 après trente années d'un exceptionnel et vigoureux apostolat. Il était dans sa 71e année. Le conseil municipal s’est fait l'interprète de la population pour « qu'il emporte dans sa retraite l'expression de sa déférente sympathie et l'assurance de sa reconnaissance pour l’œuvre accomplie ».

De ce repos terrestre, il n’a pas profité longtemps. Le 20 avril de la même année 1954, c’est en tant que défunt qu’il franchit pour la dernière fois le porche de son église Saint-Martin. Là même où il avait accompagné les corps d’au moins deux générations de Sucyciens.

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A quelque temps de là, son cercueil a été transféré dans la plus tangible et surtout la plus durable de ses réalisations, l’église Sainte-Jeanne de Chantal. Le chanoine Weiss y repose comme il l’avait souhaité, sous une sobre dalle gravée à son nom. C’est un hommage désormais assez rare, mais qu’il a bien mérité.

 

Georges CARROT


Le chanoine WEISS, curé de Sucy,

tel que l’a vu vivre son neveu Roger BERNARD

(Extraits d’une correspondance)

 

SURTOUT UN PRÊTRE

 

Dans la première moitié du XXe siècle, les cérémonies de l'église catholique se faisaient en latin.

Au plan personnel, cela ne gênait absolument pas l'abbé Weiss : il pratiquait le latin comme une langue vivante et c'était même la seule langue « étrangère » qu'il pratiquait usuellement. Il appréciait la possibilité de communiquer dans cette langue, par écrit ou oralement, avec des confrères étrangers sans distinction de nationalité.

Fonctionnellement, cela lui paraissait plus discutable. Il maintenait, à regret et par esprit de discipline, la barrière que cela créait entre les clercs -- il en était -- et la foule -- où il n'était pas. Mais il s'efforçait de faire en sorte que, des deux côtés de cette barrière, les choses se déroulent de façon aussi simultanée et aussi coordonnée que possible ; d'où l'attention spéciale apportée aux chants et à la prédication.

 Les chants : par tempérament, l'abbé Weiss était musicien. Vicaire, il se mettait volontiers à l'orgue. Curé, il n'en avait plus le loisir, mais il lui arrivait encore de jouer en privé, pour se détendre, sur l'harmonium, des partitions de Bach ou Händel. À l'église, il n'avait guère confiance dans les capacités d'une foule quelconque à se dépêtrer d'une mélodie a cappella ; d'où l'importance de l'orgue et de la chorale, le premier renforcé aux grandes occasions par d'autres instruments, la seconde formée et entraînée à l'exécution des grandes œuvres « classiques » de la musique religieuse comme cela se pratique encore, je crois, en Autriche. Le grégorien, difficile et sans accompagnement, n'avait qu'une très petite place à Sucy en ce temps-là.

La prédication : parenthèse dans la liturgie, seul moment où le prêtre quitte l'autel, le prédicateur faisait, alors, figure de corps étranger. L'abbé Weiss avait pris le parti de prêcher court et fort

Court : 10 minutes, guère plus, car, au-delà, les paroissiens bâillent ou regardent le soleil jouer sur les vitraux. Fort : son premier souci étant d'être entendu, l'abbé Weiss, où qu'il prêchât, cherchait d'abord le pilier ou le morceau de mur en direction duquel il devait porter sa voix pour qu'elle soit réfléchie à travers tout le bâtiment. Je ne l'ai jamais vu prêcher dans un micro.

Ce qui précède vise à faire apparaître la singularité des comportements de l'abbé Weiss dans les moments où il « officiait ». Hors de ces moments -- c'est-à-dire pendant la plus grande partie de la plupart des journées-- son attitude était tout à fait différente.

 

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UN PRÊTRE CONVIVIAL

 

La fonction de « curé », hors offices, était semble-t-il, pour l'abbé Weiss, d'une très grande simplicité : se faire connaître et connaître, le reste de étant ravalé au rang de modalités ou de moyens. D'où un souci constant de convivialité.

Inné ou acquis, ce souci était devenu naturel, mais il se manifestait de façon différente selon les circonstances.

 

Un vice doyen entreprenant.

Dès sa nomination à la cure de Sucy, l'abbé Weiss s'était vu décorer du titre de vice doyen. Ce n'était pas pour lui une distinction vaguement honorifique : c'était une fonction qu'il prenait très au sérieux, sauf à empiéter s'il le fallait sur les prérogatives du doyen en titre.

Il estimait -- et il avait, sans doute, raison -- que ses confrères -- curés qui se cloîtraient dans leur presbytère et dans leur église :

a) faisaient mal leur boulot

b) mettaient en péril leur équilibre psychique

Aussi, à titre préventif ou curatif, avait-il décidé de prêcher l'exemple et de rendre visite périodiquement aux autres curés du doyenné. Il a ainsi accompli une belle ribambelle de kilomètres à pied. Je peux l'affirmer parce que, lorsque j'étais disponible, ce qui n'était pas rare aux époques de vacances scolaires, il m'invitait à l'accompagner. J'ai ainsi fait, très tôt, l'expérience des mérites et agréments de la locomotion pedestre. Je voudrais pouvoir le faire encore.

Mais il n'y a pas de visite sans retour. Aussi, avec l'accord du doyen ou, le cas échéant, en son absence, prenait-t-il l'initiative de convoquer ses confrères au presbytère de Sucy, à une occasion où une autre, voire sans occasion du tout. Il y avait peu d'absent et, bien que les sujets à débattre fussent dignes de l'être, les mines n'étaient pas renfrognées. Tout cela se déroulait autour d'une pièce de viande genre gigot ou jambon de porc rôti, avec l'assistance de quelques bouteilles de vin rouge de qualité. Je peux citer le Moulin à Vent et le Châteauneuf-du-Pape, mais il y eneut sûrement d'autres, aucun anathème n'ayant été porté, à ma connaissance, sur le les vins de Bordeaux.

J'ai ainsi découvert que vivre, savoir-vivre et convivialité ne sont que des déclinaisons d'un même verbe.

 

Un chef d'équipe actif.

Mon oncle n'était pas un fanatique du travail solitaire. Il aimait, au contraire, constituer des équipes en vue d'un travail donné et, dans la mesure de ses possibilités, il y prenait part.

 Concrètement, par exemple, s'il s'agissait de préparer la kermesse paroissiale, il ne se contentait pas d'assigner des postes et de donner des ordres. Aussi longtemps qu'il n'a pas subi les atteintes de l'âge, il troquait la barrette ou le chapeau de curé (généralement cabossé, car il n'avait pas une « tête à chapeau ») contre un béret basque, passait par-dessus sa soutane un tablier bleu de jardinier et, selon les besoins, s'activait avec la brouette, le tournevis, le marteau, la pelle ou la pioche. Puis, au moment de la pose, il n'était pas le dernier à proposer et à prendre en toute sérénité le verre de vin blanc réparateur.

Parmi d'autres, sans prétention aucune, une manifestation simple de convivialité.

 

Un arpenteur de bitume et de chemins divers

Il n'y avait guère plus de 2000 habitants à Sucy. Mais il n'était pas tous regroupés au centre ou ailleurs. Alors l'abbé Weiss entreprenait d'interminables tournées pour les rencontrer tous. Partisan du « voyager léger », il  n'emportait rien ou presque, rien d'autre qu'une tabatière (il prisait), une montre (pour avoir l'heure) et un petit carnet (au cas où).

Son discours, je crois m'en souvenir, ou, au moins son entrée en matière, n'avait rien de très apostolique : « Je suis votre curé. J'existe et je suis venu pour que vous puissiez voir par vous-même comment c'est fait, un curé. Mais vous aussi vous existez, et puisque vous êtes là je serais désolé de rater l'occasion de savoir comment vous existez, si vous avez des problèmes et ce que vous avez envie de me dire ». Les échanges éventuels sur d'éventuelles questions métaphysiques ou religieuses ne venaient que très loin derrière et souvent pas du tout. Quant à la collecte du denier du culte -- corvée de part et d'autre  -- c'était le tout dernier sujet abordé juste avant le départ.

Dans nombre de cas, l'interviewé(e) ou les interviewés(es) offraient un verre par souci de courtoisie et, par un égal souci de courtoisie, le curé ne refusait pas, à moins qu'il ne s'agisse de paroissiens bien connus qu'il était sûr de rencontrer à nouveau à bref délai. Telles sont, parmi d'autres, les contraintes de la convivialité.

Le tabac aussi avait sa petite place dans l'arsenal de la convivialité : l'abbé n'hésitait pas à à sortir sa tabatière et, par courtoisie toujours, à offrir une prise à toute personne qu'il jugeait d'âge à s'adonner à cette peu coupable manie avant de se servir lui-même. Dans le cas d'acceptation, un lien très fort comme seuls en connaissent les amateurs de prise s'établissait. Dans le cas contraire ce n'était pas un drame.

Le tabac à fumer aurait pu, lui aussi, servir d'instrument à la convivialité, mais une directive épiscopale dont les motivations m'échappent déconseillait formellement aux ecclésiastiques, en ces temps-là, l'usage en public de la pipe et de la cigarette. Par discipline, donc, l'abbé Weiss qui appréciait la pipe et, un peu moins, la cigarette ne s'autorisait à fumer qu'au presbytère et en quelques lieux particuliers où le spectacle d'un curé  fumeur ne risquait pas de causer scandale.

Étant donné que le nombre des consommateurs de vin surpasse considérablement celui des amateurs de tabac à priser, il est tout à fait évident que la convivialité superficielle du curé de Sucy avec les habitants de la même commune mettait en jeu fatalement une quantité de vin (blanc de préférence) très supérieure à celle de tabac à priser. De là peut être vient la rumeur  que le curé Weiss avait un penchant difficile à maîtriser pour le vin. Je crois pour ma part qu'il n'en consommait qu'en compagnie. Cela ne veut pas dire qu'il n'aurait pas eu avantage à en consommer moins, mais, dans l'époque et le lieu considéré, il n'existait que peu de substituts au vin dans le rôle de boisson à accompagner la conversation : les pinardiers de ce temps veillaient héroïquement à ce que les jus de fruits soient imbuvables ou hors de prix et, en région parisienne, les cafetières ne trônaient pas constamment à toute heure sur le bord de la cuisinière comme cela était d'usage dans le Nord.

 

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UN PRÊTRE EXIGEANT

 

L'abbé Weiss avait une (sainte) horreur des fumistes, ces hâbleurs dont le bagout tient lieu de savoir-faire, et la moue qui plissait son visage lorsqu'il parlait d'un « incapable » était, à elle seule, une condamnation.

À l'égard de ceux qui n'étaient ni ses confrères, ni ses supérieurs, ce que je pourrais appeler les autres « autres » et qui sont en réalité tous les acteurs de la société civile, l'abbé Weiss avait aussi des exigences, mais -- dussè-je vous étonner -- ça n'était pas du tout des exigences de curé. Jamais à ma connaissance, il n'a exigé ni explicitement, ni implicitement, dans quelque circonstance que ce soit, que qui que ce soit vienne à l'église ou se plie à la loi de l'église. Il rappelait, certes, les principes de la religion et les obligations de la religion, mais il laissait chacun libre de s'y conformer ou non. Je peux l'attester pour l'avoir maintes fois constaté : mon oncle était un homme de liberté ; il lui aurait paru saugrenu de refuser aux autres la liberté qu'il revendiquait pour lui-même, liberté obérée seulement par le fardeau -- pas toujours léger -- de la responsabilité.

Mais il était en même temps un homme de devoir ce qui n'a rien d'antinomique. Il ne plaisantait pas -- quels que soient les termes employés -- lorsqu'il parlait d'une éventuelle et nécessaire « Ligue des devoirs de l'homme ». Il exprimait la même conviction profonde qui a, d'un bout à l'autre, guidé son existence.

De même que, prêtre-soldat, il avait employé toutes ses capacités à être un bon soldat, un bon brancardier, un bon mitrailleur, un radio exercé et compétent, de même il attendait de tous les salariés qu'ils fassent bien le travail pour lequel ils étaient payés, de tous ceux qui avaient la charge d'une tâche qu'ils accomplissent leur tâche correctement et, plus généralement, de tous les hommes, quel que soit leur degré d'intelligence, qu'ils agissent aussi intelligemment que possible. C'était, pour lui, selon une de ses expressions, « le B.A. Ba de la loi naturelle ».

En laissant courir ma plume, je tombe ainsi à pieds joints sur le titre prévu pour le paragraphe suivant (quand on a été un professionnel de la rédaction, il en reste toujours quelque chose).

 

Des critères simples : « compétence » et « jugement »

Comme tout le monde, mais peut-être un peu plus que d'autres, l'abbé Weiss a été amené à former -- parfois à exprimer -- des appréciations sur les hommes et sur les événements. Il m'en a assez souvent, à partir du moment où j'ai été en âge de comprendre, fait la confidence et je ne vous étonnerai sûrement pas en confessant qu'il m'est arrivé d'avoir et de défendre des opinions qui ne coïncidaient pas avec les siennes. Ce sont ces dernières que je vais tenter de schématiser et d'expliquer. Vous verrez que cela ne cadre que très partiellement avec les conclusions que vous avez tirées de la lecture du Bulletin Paroissial. Cela ne met pas en cause votre analyse. Cela montre simplement que le Bulletin était une mécanique conçue et réalisée en vue d'une action ; or une mécanique n'est pas un miroir, et ne reflète que très partiellement la totalité des pensées de son concepteur. Pourriez-vous définir le caractère de M. Beau de Rochas en regardant fonctionner un moteur à quatre temps ?

 

Une base simple : le devoir d'état

 

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J'ai assez souvent parlé avec mon oncle de l'organisation de la société, parce que c'était un de mes dadas.

De l'Ancien Régime, dans ces conversations, il fut très peu question. Tout au plus ai-je pu deviner qu'il en appréciait l'apparente simplicité et l'apparente permanence, ce en quoi il commettait, à mon humble avis, une grave erreur. L'Ancien Régime était pourri par des complications inextricables : le statut « personnel » des sujets, l'enchevêtrement des droits féodaux, royaux et d'Eglise, pour ne citer que ceux-là. Quant à la permanence, c'est une fable : l'absence de constitution écrite autorisait des évolutions plus amples et plus soudaines que celle de nos régimes actuels fondés sur l'application pointilleuse des textes. Si je lui en avais fait la remarque, il aurait sûrement répondu qu'il n'était pas historien, ce qui est rigoureusement exact : le travail qu'il accomplit sur la fin de sa vie se situe à mi-distance entre le labeur de l'écrivain d'histoire qui tente de redonner vie à des textes figés et celui du documentaliste qui recueille des documents et éléments en vue de les mettre à la disposition de ceux qui se présenteront pour les exploiter. Il se disait « historien » brevitatis causa.

Partisan de l'ordre établi ou rétabli, mon oncle estimait qu'un régime quelconque, même peu satisfaisant, était mille fois préférable à la pagaille et à l'anarchie. Ce culte apparent de l'autorité était teinté d'un sérieux scepticisme et s'accommodait fort bien de la revendication individuelle d'autonomie et d'auto-développement pourvu que ce soit dans une logique de responsabilité.

Il n'y avait, en cela, aucun déterminisme. Dans la philosophie de mon oncle, chaque individu était libre de choisir son état, libre d'exercer des fonctions diverses dans cet état et libre même de changer d'état, la seule obligation constante étant le devoir d'état.

Tout en affirmant la primauté du droit naturel et des principes de la religion sur le droit positif des différents Etats-Nations, il avait une vue de la société qui était fort éloignée du totalitarisme. Dieu merci ! oserai-je ajouter, car le totalitarisme -- quelles que soient sa nature et ses variantes -- m'a toujours paru la plus insupportable des choses insupportables.

Cela dit, l'exigence de l'accomplissement consciencieux du devoir d'état n'était, aux yeux de mon oncle, que le degré 1, le degré minimum minimorum des exigences susceptibles d'être formulées à l'égard de l'individu lambda.

Un peu mieux, ou beaucoup mieux, lui paraissaient très souhaitables.

 

La compétence professionnelle et un petit plus.

Combien de fois n'ai-je pas entendu mon oncle me dire : « Tu vois Untel, il est cheminot (ou employé de banque, ou cantonnier ou autres choses) ; il fait convenablement son boulot, mais en plus, il fait ceci..., où il s'intéresse à cela. Que « ceci » ou « cela » soit la peinture, l'histoire, la technique d'un jeu peu répandu ou la culture du cresson, peu importait ; rien ne réjouissait plus mon oncle que la découverte des talents cachés ou inattendus.

Mais ces« petits plus » n'étaient, quand même que la cerise sur le gâteau. La base, le gâteau lui-même, c'était la compétence professionnelle. Ou, plus précisément, la compétence nécessaire pour accomplir le devoir d'état.

En présence d'une mère au foyer qui élevait ne fût-ce qu'un seul enfant, mais qui l'élevait bien, il ne dissimulait pas son admiration.

Il se sentait peu qualifié pour juger de la « compétence » -- paradoxalement très particulière -- du manœuvre peu spécialisé travaillant en usine et c'est pourquoi il n'en parlait que rarement ou jamais. D'autres que lui pouvaient en juger, lui pas. Mais cette incapacité qui était la sienne ne le conduisait absolument pas à mépriser la classe ouvrière. Il ne connaissait les ouvriers qu'en dehors de l'usine. Et alors... ? Il n'en résultait rien. Lorsque les ouvriers sortaient de l'usine, il se comportait vis-à-vis d'eux comme vis-à-vis de n'importe qui, charcutier, fripier, pharmacien architecte.

Lorsqu'il avait une petite base pour apprécier la compétence professionnelle des gens, il ne s'en privait pas. C'est ainsi que, parlant d'un épicier établi dans un quartier excentrique, il lui est arrivé de me dire : « Tu sais, ce n'est pas facile d'exercer le métier d'épicier là où il est... mais il mène bien son affaire ». Et dans sa bouche, c'était un très gros compliment.

Les convictions, la pratique ou non-pratique religieuse des intéressés n'intervenaient absolument pas dans ce type de jugement. Ainsi, pendant longtemps, il a confié sa santé et celle de ses proches à un médecin ouvertement athée, mais soucieux d'accomplir avec la plus exacte conscience son métier de médecin. Je peux attester que les relations entre les deux hommes étaient fréquentes, fondées sur la confiance et l'estime mutuelle. Elles allaient très au-delà des simples contacts patient-médecin.

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Roger BERNARD

 

 

                     

 



[1]NOTES

 

[1] Il décédera en 1932 à Versailles dans une communauté religieuse.

 

[2] Ceci afin d'empêcher son identification, donc son ascendance alsacienne, au cas où il serait tombé aux mains de l'ennemi.

 

[3] Citation le 23 novembre 1918 à l'ordre de la brigade : « Soldat brancardier ayant une haute conception de son devoir. S’est une fois de plus dépensé sans compter pendant les combats du 30 septembre au 2 octobre 1918 pour secourir les blessés et relever les morts sur le champ de bataille encore battu par le feu de l'ennemi .»

 

[4] B. ZARKA, Sucy en Brie, 1920 - 1945, le Pétainisme. Une parenthèse ? Thèse Histoire, Sociétés, Civilisations, Université Paris VIII, Vincennes, novembre 1993, p. 239.

 

[5] Bulletin paroissial de Sucy-en-Brie, juillet 1924, p. 2. Cette société est encore en activité de nos jours.

 

[6] Notamment la « Cécilia », chœurs et orchestre, qui réunissait en 1925 une soixantaine d’exécutants.

 

[7] Le « Bulletin paroissial » paraîtra régulièrement jusqu’à 1939, renaîtra après la guerre avant de prendre un titre tout à fait approprié : « Le Lien , Journal de Sucy au service de la vérité et de la justice ».

 

[8] B. ZARKA, op.cit., p. 236 à 296.

 

[9] Selon Roger  BERNARD, son oncle curé ne manquait pas quelquefois de rappeler « avec un peu de malice » que le domaine du Grand Val, sur lequel il avait bâti une église, avait accueilli régulièrement au XVIIIe siècle le baron d’Holbach et à sa suite des philosophes, parmi lesquels « quelques champions de l’athéisme militant ».

 

[10] Selon les barèmes 150 000 € actuels.

 

[11] Marie de Rabutin-Chantal, orpheline de père et de mère en 1633, alors qu’elle n’avait que sept ans, a fait de longs séjours chez son grand-père Philippe de Coulanges, au château de Montaleau qui était pour la famille une sorte de maison de campagne. Il sera vendu en 1653.

 

[12] Elle a été reconstruite en 1980, dans le style de cette nouvelle époque, tout en conservant sa fonction polyvalente.

 

[13] Un tel phénomène avait déjà été observé au XIXe siècle. Il était sans doute lié aux conceptions de la société française qui refusait de donner la même éducation aux filles qu’aux garçons. Cette mentalité a perduré jusqu’aux années soixante dans bien des domaines (G. RIBADEAU-DUMAS, Nouvelle histoire de Sucy-en-Brie, p. 208).

 

[14] B. MEA, Nouvelle histoire de Sucy-en-Brie, T IV, Le XXe siècle, p.232.

 

[15] Le texte intégral de cette conférence, prononcée à l’époque de la guerre d’Éthiopie, a été publié dans Le Bulletin paroissial de mars avril 1936

 

[16] Archives Bernard MEA ; Archives ASS (conservées par la SHAS) ; G. CARROT, op. ;cit, p.264 à 267.

 

[17] AM Sucy, 5 H 4-4

 

[18] AM, 3 M : 338 700 F pour le bâtiment, 382 200 F pour les murs et les 1192,34 m² de terrains, soit 13.600 € actuels.

 

[19] Chanoine Ed. Weiss, curé doyen de Sucy-en-Brie, Histoire de Sucy-en-Brie (Seine-et-Oise), tome 1, 1951, tome 2, 1953.