Société Historique

et Archéologique

de Sucy-en-Brie

 


LA VILLÉGIATURE ET LE TOURISME

À SUCY-EN-BRIE

 

UNE TRADITION PLURISÉCULAIRE.

 

 

Étude publiée dans CLIO 94

Bulletin du Comité de liaison des sociétés d’histoire et d’archéologie du Val-de-Marne

Villégiature et tourisme dans le Sud-Est Parisien

N° 25, 2007

 

 

Au même titre que les communes voisines de Chennevières et de Champigny, le territoire de Sucy-en-Brie s'inscrit dans un site assez caractéristique.

 

Sans être exceptionnel, ce lieu a procuré, dans tous les temps et à tous ceux qui ont réussi à s'y installer, des conditions de vie tout à fait favorables.

 

Cet avantage est dû à leur situation commune sur le bord du plateau briard. C'est ici que les couches calcaires ont arrêté, infléchi et canalisé le cours de la Marne. L'escarpement que ce fleuve a inscrit dans le paysage, ne forme pas une véritable barrière. De petites rivières affluentes l'entaillent, prolongeant et réduisant la raideur de ses pentes, tout en multipliant les orientations propices à la culture et à l'habitat.

 

Depuis la nuit des temps, les diverses populations qui ont pu se fixer ici, en ont tiré les moyens de leur survie. Dans des temps encore anciens, profitant du climat équilibré de l'île de France, tous ces hommes ont peu à peu discipliné la nature et organisé l'espace, suscitant, sans en avoir nécessairement conscience, des paysages admirables, adaptés à chaque besoin.

 

C'est cette merveilleuse diversité qui frappe encore de nos jours le voyageur ou le passant et qui les incite à s'y attarder, et souvent même à s'y installer.

 

Villégiature et tourisme

 

Encore que ces mots puissent être diversement interprétés, Villégiature et Tourisme ne sont pas de vrais synonymes.

 

Le mot « Villégiature » est d'origine italienne. Il se rapporte à la « Maison de campagne ». que celle-ci appartienne en propre au villégiateur ou soit louée par lui, mais avec le seul projet de suppléer la résidence citadine. On y séjourne, selon un calendrier précis ou suivant l'occurrence, mais toujours aux meilleures saisons, qui ne correspondent pas forcément aux seules chaleurs de l'été.

 

Quant à « Tourisme », c’est un terme initié au XIXe siècle par des Anglais ayant choisi durant l’hiver de quitter leur brumeux archipel pour visiter des pays plus ensoleillés. Il évoque avant tout une façon itinérante de voyager dans des lieux éloignés de ceux où l'on vit habituellement, que ce soit pour s’instruire, se cultiver, se distraire, ou même pour la seule recherche du dépaysement.

 

Les débuts de la villégiature à Sucy

 

De par les conditions favorables évoquées ci-dessus, il est incontestable que Sucy-en-Brie a pu apparaître, à certains moments de son histoire, comme un lieu recherché de villégiature.

 

 Quand cela a-t-il commencé ? Peut-être avec les braves chanoines du chapitre de Notre-Dame de Paris. Depuis le VIIe siècle, ils possédaient la presque totalité du terroir sucycien[1]. Ne peut-on pas imaginer que certains d'entre eux, ne serait-ce que pour fuir le cloaque parisien, aient eu la tentation où le besoin d'y effectuer des séjours dans une des fermes ou dans un bâtiment leur appartenant ? En quelque sorte et avant la lettre, d'y villégiaturer.

 

Est-ce qu’il y eut à cette époque des Parisiens assez riches pour en faire autant ? On n'en décèle pas à Sucy avant le XVIe siècle. La noblesse titrée possédait d’immenses domaines dans des provinces éloignées et se devait d’y résider au moins quelques mois par an. Quant aux petits nobles d'épée, de fortune modeste et parfois impécunieux, souvent endettés, ils se contentaient, hors les temps de chevauchées lointaines, de vivre sur leurs terres[2].

 

C'était peut-être le cas à Sucy d'une famille de noblesse plus ou moins bâtarde, les de la Guette. L'un de leurs fils, Jean Marius, guerrier de son état, s'était marié plus ou moins clandestinement en 1633 avec une certaine Catherine de Meurdrac, fille d'un gentillâtre établi à Mandres, bourgade proche de Sucy-en-Brie.

 

L'évocation de cette fameuse Madame de La Guette, auteur de « Mémoires » célèbres liés à l'histoire de la Fronde[3],, nous renvoie incidemment à un groupe social, à cette époque en pleine ascension : celui de la bourgeoisie marchande. Les plus aptes à gérer leurs affaires, à placer leur argent et surtout à bien marier leurs enfants, si possible dans la noblesse authentique, ont accédé peu à peu aux fonctions administratives les plus rentables et parallèlement aux plus hautes magistratures parlementaires.

 

De cette nouvelle caste, la future Madame de la Guette était issue, quoiqu’à un niveau assez modeste et seulement par sa mère. D'où la relation, plus ou moins distante, qu’elle a pu établir avec la future Madame de Sévigné — de 13 ans sa cadette — tant à Paris où elles avaient été toutes deux élevées, qu'à Sucy pendant les séjours de son oncle, au château de Montaleau. Philippe de Coulanges, son grand-père, enrichi notamment dans les fournitures aux armées d’Henri IV, avait acheté ce domaine en 1621 à Charles Payot, conseiller et trésorier de la maison du Roi[4].

 

En cette matière, les Payot et Coulanges n'étaient pas tout à fait des précurseurs. Depuis le XVIe siècle, la couche supérieure du monde administratif, judiciaire ou financier parisien avait amassé des fortunes considérables dont elle usait largement pour se constituer des propriétés rurales et de les agrandir sans cesse au dépens de la noblesse ruinée et de la petite propriété paysanne.

 

C’était à Sucy, depuis 1526 le cas des Le Cirier. Tout en habitant à Paris la rue Pavée — bien connue des historiens de l’Île-de-France — Guillaume Le Cirier écuyer ordinaire de la chambre du Roi, disposait en 1587 d'un beau domaine sucycien sur un coteau planté de vigne avec une grande maison seigneuriale, certes fichée sur la hauteur, mais vétuste et certainement malcommode[5].

 

Une nouvelle mode :

la construction de villégiatures somptueuses

 

Au siècle suivant, après la Fronde et avec la sécurité revenue dans les campagnes, ces propriétaires fonciers cédèrent à une nouvelle mode : celle de se faire édifier, à proximité d'une des fermes rurales précédemment acquises, et sur des terres agricoles — soigneusement closes et transformées en parc d'agrément — des édifices à la fois adaptés aux réceptions de prestige, tout en se prêtant à des séjours plus ou moins longs, en famille, avec des amis ou des obligés.

 

 C’est à ce virus de la construction qu’allait céder la famille Lambert, passée en quelques générations et selon les mauvaises langues, « de la lancette du chirurgien, à la haute magistrature parisienne ». En 1640, Jean-Baptiste Lambert avait acheté à la succession des Le Cirier, leurs fiefs et seigneuries de Sucy. Vers 1660, son frère et héritier, Nicolas Lambert fait appel à François Le Vau, frère du célèbre architecte de Louis XIV, pour édifier, à l'emplacement d'une l'ancienne maison seigneuriale, le splendide château que l'on peut encore admirer de nos jours[6].

 

Cette forme d'engouement pour la construction de résidences dans la proche campagne parisienne, et particulièrement à Sucy, n'était pas le fait des seuls Lambert. Elle se poursuivit sous le règne de Louis XV et jusqu’à la veille de la Révolution. Si le château du Grand Val, le plus excentré, était déjà construit[7], celui, plus modeste, de la Haute Maison[8] l’avait peut-être été au XVIIe. Vers le milieu du siècle suivant, le magnifique Petit Val[9] et le moins ostentatoire Chaumoncel[10] compléteront cet ensemble assez exceptionnel. Au total, ce n'était pas moins de six belles constructions, avec leurs jardins ratissés et leurs vastes parcs arborés, qui embelliront et embellissaient encore le site de Sucy au début du XIXe siècle.

 

À quelques exceptions près, ces demeures aristocratiques continuaient à n'être utilisés par leurs propriétaires qu'à titre secondaire et pendant des périodes plus ou moins longues, à différentes saisons.

 

Ceux-ci n'étaient — dirait-on maintenant — que des villégiateurs. Ils vivaient derrière des murs et dans des lieux soigneusement protégés[11]. Ils n'étaient pas enracinés. Ils n’aspiraient à aucune de ces fonctions protectrices qui avaient justifié aux siècles précédents la supériorité sociale et financière de la noblesse seigneuriale. Sur place, ils vivaient des produits de leurs fermes et se contentaient d’exercer, sans modération excessive, leurs droits de rentiers du sol.

 

Leurs rapports avec la population, du moins à cette époque de l'histoire, ont surtout laissé des traces contentieuses. Entre eux, ils se recevaient de château à château. S’ils participaient avec les villageois à quelques offices religieux, c’était sur des bancs réservés qu’ils payaient en nature, sous forme de travaux d’amélioration dans l’église ou de fournitures d’ornements[12]. Beaucoup avaient leur propre chapelle. Certes, ils employaient un peu de main d’œuvre locale, en fonction des besoins, que ce soit au cours de leurs séjours ou pour l’entretien des immeubles, parcs et jardins[13].. Mais la domesticité parisienne attachée personnellement au service des Maîtres faisait le déplacement avec eux.

La référence la plus célèbre de l’existence que l’on menait au jour le jour au sein de ces villégiatures aristocratiques est assurément celle du château du Grand Val. Dans cette propriété appartenant à la veuve du financier Michel d'Aine, le baron d'Holbach ouvrait largement la demeure et la table de sa belle-mère aux Encyclopédistes, et notamment à l’un des principaux d’entre eux, Denis Diderot. Une dizaine d'années durant, entre 1759 et 1769, celui-ci y séjourna chaque automne.

 

 À partir des lettres que Diderot adressait régulièrement à sa maîtresse Sophie Volland, nous pouvons nous faire une idée de ce qu’avait pu être une villégiature sucycienne avant la Révolution [14]:

- « Notre vie est toujours la même. On travaille, on mange, on digère si l'on peut, on se chauffe, on se promène, on cause, on joue, on soupe, on écrit à son amie, on se couche, on dort, on se lève et on recommence le lendemain ».

D'autres fois, il fait des tournées très étendues dans les environs :

- « Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. »

Pourtant ses rapports avec les villageois n'excèdent pas le cercle restreint de la domesticité et la philosophie de l’illustre épistolier n'est apparemment pas empreinte de préoccupations sociales :

- « Dès le matin, j'entens sous ma fenêtre des ouvriers.  À peine le jour commence-t-il à poindre qu'ils ont la bêche à la main, qu'ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule ; à midi, ils prennent une heure de sommeil sur la terre ; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais ; ils chantent ; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égayent ; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants nuds autour d’un âtre enfumé, une païsanne hydeuse malpropre et un lit de feuilles sèches.

 

Diderot ne fait d'ailleurs qu'imaginer. Il n'a pas, semble-t-il, cherché à vérifier sur place. Ainsi que le note Delphine Hurion qui a entrepris d'analyser méthodiquement sa correspondance : « On reçoit et on visite. Mais c'est entre soi ». Elle confirme que dans ces belles demeures de campagne, tout autant qu'à Paris, le facteur commun reste l'appartenance à la classe sociale ou à un cercle intellectuel. Elle regrette par ailleurs que ce désintérêt manifeste de Diderot à l'égard de l’activité villageoise, nous ait hélas privé d'une description évidemment bien écrite de la paroisse de Sucy-en-Brie et de ses habitants à la fin du XVIIIe siècle[15].

 

Les bourgeois parisiens, qui possédaient à ces époques quelques maisons et surtout de bonnes terres sur le territoire de Sucy, participaient-ils à cette vie mondaine ? Exploitant le terrier de 1711, Françoise Balard a détecté une dizaine de propriétaires résidant à Paris[16]. De leurs biens sucyciens, ils tiraient certainement des revenus locatifs intéressants, mais sans avoir eu forcément les moyens d'adopter le style de villégiature de l'aristocratie.

 

La villégiature après la >Révolution

 

La Révolution ne pouvait que bouleverser quelque peu ces douceurs de la vie d'Ancien Régime. Celle-là même dont l'ancien évêque Talleyrand et la plupart des riches privilégiés avaient gardé la nostalgie.

 

À Sucy la noblesse de robe semble s'effacer. Au XIXe siècle, c'est plutôt le négoce qui prend ses aises dans les belles demeures sucyciennes[17]. À l'exception de deux militaires rescapés des guerres impériales, le général Ruelle à Chaumoncel et le colonel marquis Ducroc de Chabannes à Montaleau, on retrouve surtout des commerçants ; des industriels comme Émile Templier, époux de Louise Agathe Hachette ; un banquier juif né à Andrinople, Léon Alfassa ; un homme enrichi dans la finance, Alphonse Berteaux[18].

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Ce qui est également nouveau, c'est que beaucoup de ces riches bourgeois se sont installés dans ces nobles maisons, non plus à titre de villégiateurs, mais souvent pour y résider d'une manière permanente. C'est surtout le cas de plusieurs couples de rentiers, en fin de vie mais très aisés, et qui avaient les moyens d'acheter comptant leur ultime mais luxueuse demeure.

 

L'exemple le plus probant de cet établissement continu est celui des Ginoux. Cette famille d'origine provençale va occuper, cent douze années durant — ce qui est exceptionnel à Sucy — le grand château construit par Le Vau pour Nicolas Lambert. Elle va gérer en outre et presque constamment la commune de Sucy entre 1806 et 1892.

C'est à peu près au moment où Charles Ginoux quitte définitivement Sucy, que l'écrivain Ludovic Halévy choisit de s'y installer. Académicien, auteur à succès, librettiste d'oeuvres célèbres, il a acquis en 1893, le château de la Haute Maison, qui est plutôt une grande et belle maison bourgeoise[19]. Il voulait, disait-il « s'isoler le plus possible de Paris », tout en gardant quand même son bel appartement du quai de l'Horloge. Il donna à cette demeure, somme toute modeste, un lustre certain. Des hommes de lettres comme François Coppée, Anatole France, René Bazin,, des compositeurs tel Henri Rabaud, et des artistes de talent reconnu — surtout Degas — s'y croisèrent.

Parallèlement, deux châteaux sucyciens s'étaient ouverts à des villégiateurs étrangers. Ceux-ci y appréciaient vraisemblablement la disposition d'une résidence conforme à leurs besoins et sur un lieu ne les éloignant pas trop des mondanités parisiennes.

 

Ce fut notamment le choix du banquier américain Charles Frédéric Moulton et de sa jeune bru Lillie Greenought, familière de la cour impériale de Napoléon III. On le sait d'autant mieux que, de retour aux États-Unis après 1870, elle y écrivit ses souvenirs d’ancienne résidente au château de Petit-Vall[20].

 

Vingt ans plus tard, entre 1892 et 1910, l’ex-château de Nicolas Lambert, ci-devant Ginoux, devint la propriété de la veuve d’un baronnet anglais, Lady Louisa Bruce Meux[21]. Après sa mort, en 1894, et celle de son fils en 1900, le château appartint à sa belle-fille, Lady Valery. Rencontrée par son futur mari dans une taverne, c’était une demi-mondaine, excentrique mais attachante. Son voisin immédiat, Ludovic Halévy, qui s'y connaissait en personnages de ce genre agréable et léger, l’avait qualifiée de « dame de la Haute Bicherie ».

 

Lorsque lui-même, Ludovic Halévy, décéda en 1908, son épouse, Louise Bréguet choisit d'y finir sa vie et résida en permanence à la Haute Maison jusqu'à 1930. Délaissant le château, son fils aîné. Élie Halévy avait préféré se fixer à demeure dans un grand pavillon édifié en 1911 à l'intérieur du parc et environné d’arbres.

 

C’est ainsi que la villégiature mondaine a vécu ses derniers moments. À partir de 1912 et jusqu'à 1956, c'est un ingénieur, inspecteur général des Mines, Jean Bes de Berc, qui établit son domicile dans les 18 hectares du Château Lambert, avec le seul désir d'y élever sa nombreuse famille et de recevoir ses amis.

 

Le temps venu de la villégiature bourgeoise ...

 

Après les parvenus de la finance parisienne aux XVIIe et XVIIIe siècles et leur postérité anoblie, après les banquiers américains ou la gentry anglaise, le temps était venu de la villégiature bourgeoise.

 

Quelques années auparavant, on avait pu assister à Sucy au début du démantèlement de trois autres propriétés prestigieuses. Cela s'est fait au bénéfice d'une nouvelle forme de villégiature : « La Villa à la campagne ».

 

En 1888, la trentaine d'hectares formant le parc et les annexes du château du Petit Val avaient été achetés par une association de lotisseurs. Avant de les remettre en vente, ils avaient divisé le tout en 183 lots rendus habitables par le tracé d’un réseau de rues.

 

Les futurs acquéreurs étaient généralement d’assez riches bourgeois, commerçants ou petits industriels parisiens. Outre le charme encore intact des lieux et la surface relativement importante des lots, ils avaient été certainement intéressés par la proximité de la station ferroviaire de Sucy dont les trains les menaient directement à la gare parisienne de la Bastille.

 

En attendant une installation définitive, l’âge et la retraite venus, ils pouvaient facilement se rendre à Paris chaque fin de semaine et passer tous les ans à Sucy de saines vacances au bon air de l’Île-de-France. Éventuellement, une intéressante possibilité leur était encore ouverte : celle de placer leurs jeunes filles en internat dans la congrégation enseignante voisine, qui était aussi la nouvelle propriétaire du château du Petit Val et surtout des cinq hectares du parc heureusement préservé qui l'entourait.

 

C'était de semblables arguments qui avaient déjà séduit ou qui attireront les acheteurs parisiens des autres beaux terrains taillés sur les terrasses ou sur les pentes, encore assez préservées du château Montaleau voisin. Celui où la future Madame de Sévigné avait laissé une part de son enfance et de sa jeunesse orphelines.

Mais tout cela n’était encore qu’un début. Juste avant la guerre de 1914, la banque des frères Bernheim avait reçu des derniers propriétaires du Grand Val, les héritiers Templier Hachette, la mission de lotir le parc et de tout vendre[22]. Bien que les parcelles fussent plus petites que celles tracées au Petit Val, le cahier des charges imposait les règles strictes d'une habitation bourgeoise.

 

Le projet a été repris et activé au début des années vingt. Ce n’était pas moins de 1500 lots à bâtir qui étaient proposés à la vente. A ce niveau plus exigu de surface habitable et d’une certaine concentration de logements, le lotisseur ne pouvait plus démarcher la même clientèle. Les candidats à l’acquisition étaient au mieux des pères de familles qui avaient besoin de s'agrandir tout en conservant leurs activités parisiennes. D'où la résolution d'acheter un terrain à tempérament puis de confier à des entreprises locales, la construction en pierres meulières d'un coquet pavillon au centre de leur futur jardin avec l’idée d’y résider à titre permanent et au grand air.

 

...... puis du lotissement populaire

 

Mais il y en avait d'autres hélas qui ne disposaient pas des mêmes moyens financiers. Ils avaient été alléchés par les annonces de nombreux lotisseurs sévissant dans tous les endroits possibles de la commune et pas forcément les mieux placés.

 

Ils avaient accepté de s’endetter pour devenir les propriétaires de lots payés à crédit. Ceux vendus les moins chers se trouvaient loin de la gare, dans des quartiers excentrés et non encore aménagés. Faute de moyens financiers, ils se contentèrent au départ d'édifier une modeste baraque en bois qui leur servait de dépôt et de lieu de repos. Dès qu’ils le pouvaient, ils s’y rendaient en famille ou avec des amis pour bâtir, à petites ou grandes journées, la future maison en dur dont ils rêvaient.

 

C’étaient des villégiateurs d'un nouveau genre. A-t-on même le droit de les désigner ainsi ? Il en est qui furent présomptueux. Beaucoup trop sombrèrent avant d'arriver au but. La plupart de ceux qui firent ce choix de travailler dans les pires conditions, sans eau ni électricité, sur des terrains non encore viabilisés, devraient figurer au martyrologe de la villégiature[23].

 

Le tourisme apparaît au XXe siècle

 

La villégiature sucycienne proprement dite va donc peu à peu disparaître. Le tourisme, c'est tout autre chose. Cela avait commencé à Sucy un peu avant la guerre de 1914. Les nombreuses cartes postales éditées à la Belle Époque, dans l'esprit de « Souvenir de Sucy-en-Brie » témoignent encore de ce type nouveau de villégiature populaire.

 

Un Annuaire édité à Sucy en 1913, par « l'Union des commerçants », soulignait les attraits naturels du pays :

- « Le village est très agréablement situé ; l'air est salubre par suite du voisinage des bois et des prairies ; les rues sont ombragées, propres et bien entretenues ; on peut faire dans les environs des promenades nombreuses et agréables, notamment dans les sous-bois aux feuillages calmes et reposants. »

 

L’annuaire soulignait aussi le voisinage de la Marne qui bordait le territoire de la commune. Il décrivait cette rivière comme particulièrement poissonneuse en gardons, en perches ou en brochets. Se loger à Sucy n'était d’ailleurs pas un problème. On y trouvait des maisons à louer à l'année, mais aussi au mois. Huit hôtels-restaurants au moins acceptaient des pensionnaires.

 

Peut-on associer à ces villégiateurs le qualificatif de Touristes ? Non ! Les vrais touristes ne font que passer. Mais pourquoi des passants auraient-ils eu l’idée de faire un détour par Sucy ? Le bourg se trouvait à l'écart des deux grandes routes nationales menant de Paris vers l'Est. (R.N. 4) et le Sud-est (R.N. 19). Pour les inciter à venir et à s'arrêter une heure ou deux jours à Sucy, il aurait fallu au moins qu'ils espérassent y trouver un quelconque intérêt touristique.

Dans ces années folles suivant la première guerre mondiale, c’est ce type de renseignements que recherchaient ceux ayant acheté, l'un des Guides Bleus « Paris et ses environs » édités par le Touring club de France[24]. Lorsque ayant choisi de voyager par le train sur l'itinéraire de Paris à Verneuil l'Étang, via Brie-Comte-Robert, ils auraient pu être attirés par l’assez brève mention suivante :

- « 20 k. Sucy-Bonneuil, à 1 k., Sucy-en-Brie, 2000 hab. ; sur le penchant d'un coteau dominé par le fort de Sucy, possède une église dont la tour (sic) et le choeur sont du 13e s et un château bâti en 1640 (sic)».

Cela était-il suffisant pour encourager des piétons et des piétonnes à descendre du train et entreprendre la rude montée jusqu’au bourg de Sucy ? Était-ce de nature à attirer beaucoup d'automobilistes, même ceux qui venaient d’admirer tout près de Sucy, « Chennevières et son magnifique panorama » ?

 

Qu’en est-il actuellement ? Certes, le Château de Sucy n’atteindra jamais au prestige de ceux de Vincennes ou de Grosbois, même si on y restitue actuellement des plafonds peints par Lebrun[25]. Mais l'Église de Sucy avec son clocher roman — l'un des plus beaux de l'île de France — en vaut bien d'autres et justifie le déplacement. Le Fort de Sucy, édifié entre 1879 et 1881, particulièrement soigné par son constructeur, est finalement l'un des mieux entretenus et des plus accessibles de l'ancienne ceinture fortifiée de Paris[26]. Enfin la forêt Notre-Dame, incluse dans le territoire de Sucy, est partie prenante du massif forestier de « l'Arc boisé » qui s'étend sur plus de 2000 hectares, depuis Yerres jusqu'à Ozoir-la-Ferrière.

 

Ce sont tous ces avantages que s'efforcent de renforcer et d'exploiter la municipalité et diverses associations, parmi lesquelles la Société historique. Le tourisme a donc quelques atouts sérieux à Sucy.

 

...et la villégiature actuelle ?

 

Les quatre châteaux subsistants, soigneusement rénovés et entretenus, sont voués respectivement à l’Administration, à la Justice, à la Culture et à l’Éducation. Quant aux habitations, pavillons ou appartements, grands ou petits, luxueux ou modestes, ils sont à peu près tous affectés à la résidence permanente.

 

Ce sont maintenant les Sucyciens qui achètent à l'extérieur de Sucy des résidences secondaires pour villégiaturer à la campagne, à la montagne ou à la mer, en France comme à l'étranger. D'autres se contentent d'y louer des maisons meublées ou de faire travailler l’hôtellerie indigène. D’autres encore profitent de leurs temps de repos pour voyager en se mêlant aux foules qui envahissent tous les sites touristiques de la planète.

 

Et pourtant, il en est certainement qui sont assez sages pour considérer leur domicile à Sucy, tout à la fois comme une résidence quasi parisienne et un lieu encore privilégié de villégiature. Je me range modestement parmi ceux là. Quand on me demande :

- « Où allez-vous cet été ?»

ou bien :

- « Où avez-vous été en vacances ? »

je me contente tout simplement de répondre :

-.« À Sucy !».

 

Je précise aussi avoir quand même la chance de disposer d’un petit jardin très calme, d'habiter une maison de bourg dans le centre de l'ancien village, juste en face de l'église et de sa magnifique « tour » du XIIIe...A proximité surtout de ce qui reste encore — et ce n’est pas rien — de quatre des six magnifiques parcs arborés que nous ont involontairement légués les riches villégiateurs des temps passés.

 

Avec six chevaux dans mon garage, plus toutes les aides domestiques que je dois aux progrès de l’Art ménager grâce aussi aux modestes rentes que me sert généreusement l’État, j ’y suis peut être plus heureux que tous les riches châtelains des siècles passés.

 

GEORGES CARROT

Société historique et archéologique

 de Sucy-en-Brie

 

 

Notes de fin de texte



[1] Chanoine Ed. WEISS, Histoire de Sucy-en-Brie, 1951, tome I, pages 31 et s.

 

[2] Voir notamment sous la direction de Michel MOLLAT, Histoire de l’Île de France et de Paris, pages 245 et 246, Privat, 1971.

 

[3] Mémoires de Madame de la Guette (1613-1676), Édition établie, présentée et annotée par Micheline CUENIN, Mercure de France, 195 pages, 1982.

 

[4] Chanoine Ed. WEISS, op. cit., tome II, pages 7 et s.

 

[5] Le Château de Sucy et son histoire, Œuvre collective de la Société historique et archéologique de Sucy-en-Brie, sous la direction de Michel BALARD, 207 p., 1984.

 

[6] J-P. BABELON, Le château de Lambert de Thorigny à Sucy-en Brie, 21 p. dact., Etude historique, sept 1971.

 

[7] On ne connaît pas la date de la construction primitive du château du Grand-Val, vraisemblablement au cours du dernier tiers du XVIe siècle, par la famille Masparault, déjà possesseur de la seigneurie de Chennevières. Il n’en reste maintenant à peu près rien

 

[8] Selon le chanoine WEISS, op. cit.,(tome II, page 158), le bâtiment qui existe encore actuellement dut être construit au XVIIe siècle sur l'emplacement d’un grand corps d’hôtel avec basse cour, vacherie, écuries.

 

[9] Le château du Petit-Val figurait déjà sur un plan de 1691, conservé aux Archives nationales et reproduit partiellement dans l’ouvrage du chanoine WEISS (tome II, page 129). Mais ce qui demeure encore du château actuel est d’une construction postérieure à son acquisition, vers 1750, par le nouveau marquis de Marigny, frère de Madame de Pompadour et directeur des bâtiments royaux. Selon une tradition ancienne, les travaux en auraient été dirigés par le célèbre architecte Ange Jacques Gabriel.

 

[10] Itinéraires pour une découverte du passé, ouvrage publié par la Société historique et archéologique de Sucy-en-Brie avec le concours de la municipalité de Sucy, fiche « Château de Chaumoncel »

 

[11] Leur situation était assez comparable à celle des gentils membres des clubs de vacances installées dans des pays en voie de développement.

 

[12] Voir par exemple, Le Château de Sucy et son histoire, op. cit. page 55.

 

[13] F. BALARD, Prostitution, diffamation et vie quotidienne dans un village de banlieue sous l'Ancien régime (Sucy-en-Brie, 1672), Mémoires publiés par la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l'île de France, tome 39, 1988, pages 123 à 188. On peut y noter par exemple, page 183, l'épisode de la présidente Amelot, maîtresse du château Montaleau, querellant son chef jardinier.  

 

D. DIDEROT, Lettres à Sophie Volland, Gazette du Grand-Val, Introduction par A. Babelon, Gallimard, 1938, Lettres n°XXIII, XVI et XX.

 

[15] D. HURION, La vie au Grand Val d’après la correspondance de Diderot, Mémoire de maîtrise, Paris XII Créteil, sept. 1991, Médiathèque Sucy, 944 363 1 HUR.

 

[16] F. BALARD, Archange, Macé, Roch et les autres ; Sucy-en-Brie 1660/1789, Étude démographique et sociale, DEA Paris XII, juin 1987, pages 60 à 63. Parmi les propriétaires étrangers à Sucy, le terrier retient, en 1711, 4 nobles, 1 officier de musique de la maison de Monsieur frère du Roi et 13 bourgeois de Paris. Compte tenu du nombre de châteaux à Sucy (6) supérieur au nombre de nobles (4), on peut en déduire que deux châtelains au moins y figuraient à titre de bourgeois.

 

[17] B. MEA (sous la direction de) Histoire de Sucy-en-Brie,, La grande mutation (1804--1914), pages 104 à 236, Société historique et archéologique de Sucy-en-Brie, 1996.

 

[18]  Alphonse Berteaux a été le maire de Sucy de 1878 à 1881. Son fils Maurice, né en 1852, et dont le nom a été donné à la grande rue longeant les hauts murs de l’ancien château du Grand Val où il avait passé sa jeunesse, est surtout connu pour avoir été mortellement blessé en 1911 par un avion qui s’était abattu sur un groupe de personnalités, alors qu’il assistait, en tant que ministre de la Guerre, sur le terrain d'Issy-les-Moulineaux, au départ de la course aérienne Paris-Madrid.

 

[19] C’est maintenant la Mairie de Sucy.

 

[20] Y-H. de LAURIERE., Une américaine à la cour de Napoléon III, Calmann-Lévy, 1938,251  p.

 

[21] C’est Lady Bruce Meux qui offrit à la paroisse la verrière représentant la vie de saint Martin, toujours présente dans le chœur de l’église de Sucy.

 

[22] G. CARROT. (Sous la direction de) et H.BOULET, Nouvelle histoire de Sucy-en-Brie, tome 4, Le XXe Siècle (1914- 2000),pages 9 et 10, 127 à 134, Société historique et archéologique de Sucy-en-Brie, 2001.

 

[23] B. LAURO, Un exemple de développement urbain en Seine-et-Oise : Le lotissement à Sucy-en-Brie (19191939), Maîtrise d’histoire Paris XII, 2000/2001, 119 p.

 

[24] Les Guides bleus, Paris et ses environs, 511 pages,Hachette Paris - Muirhead Ltd Londres, 1921.

 

[25] P-A. LAMY, Restauration du château de Sucy : Pour la réhabilitation du parc et du château, Mémoire de fin d’études, juillet 1999, 33 p.

 

[26]  Le Fort de Sucy-en-Brie 1879-1881, Connaissance de Sucy, Groupe archéologique de la SHAS, 1994